TRANCHE DE VIE: JOHN

 (Voici un texte écrit par Pierre Calvé, un brillant retraité natif de Maniwaki, publié initialement sur Facebook. Merci à Anne Corletto, pour sa collaboration. CM)


La vallée de l'Okanagan, en Colombie-Britannique.

Il s'appelait John, un gars costaud à la crinière et à la moustache rousses et au rire de père Noël. Il avait gagné ses études en tant que marin, durant l'été, dans la marine marchande française, lui qui vivait dans une petite ville, au milieu de la vallée de l'Okanagan, en Colombie-Britannique. Il parlait un curieux mélange de « français de France » appris sur les bateaux et de celui du Lac-St-Jean appris durant un stage d’immersion dans la région. Fort comme un taureau, n'ayant peur de rien, il était pourtant doux comme un agneau comme en témoigne le fait qu'il enseignait en immersion française dans une école élémentaire.   

Je l'ai connu en 1975 à Bandol, en France, sur la Côte d'Azur, dans le cadre d'un stage d'immersion française pour les enseignants anglophones de Colombie-Britannique. Une de ses collègues, qui participait au programme, me disait que pour ses élèves, John était un vrai « capitaine bonhomme » qui leur racontait, toujours en français, les histoires les plus abracadabrantes au sujet de ses supposées aventures en tant que marin sur toutes les mers du monde, ce que ses élèves adoraient, tout en faisant des progrès exceptionnels en français. 

Le cours s’est terminé par un séjour à La Clusaz, charmante petite ville située en Haute-Savoie, dans les Alpes françaises. Or le poste de police de La Clusaz occupait deux étages d'un édifice situé près du centre-ville, et au balcon du deuxième étage était suspendu un grand drapeau français que John avait décidé de rapporter avec lui au Canada. Il avait exploré les lieux durant la journée et avait vu qu’il pouvait monter au balcon par un escalier intérieur donnant sur un corridor qui passait devant la porte menant au commissariat. Il était sûr de pouvoir se rendre au balcon, décrocher le drapeau, le cacher sous ses vêtements et le rapporter sans qu’il ne rencontre personne durant son trajet. Pour s’en assurer, il me demanda de me poster, vers minuit la veille de notre départ, de l’autre côté de la rue, dans l’échancrure d’une porte, et de siffler l’air de « Frère Jacques » si je voyais un policier approcher du commissariat. 

J’eus beau protester, mais il me dit qu’il le ferait de toute façon et que s’il se faisait prendre, ce serait ma faute. Sachant qu’il était sérieux dans son plan, et pour prévenir les dégâts, je me résignai donc à me poster, à l’heure dite, à l’endroit prévu et attendis. Je vis bientôt John, en chemise et pantalons noirs, s’avancer nonchalamment dans la rue et, après avoir jeté un coup d’œil aux alentours et s’être assuré que j’étais bien à mon poste, ouvrir doucement la porte et pénétrer dans l’immeuble. Je retins mon souffle jusqu’à ce que je le voie apparaitre, quelques instants plus tard, sur le balcon, où il se mit immédiatement à l’œuvre. Tout à coup, j’entendis un bruit de pas qui provenait d’une rue adjacente et je sus que quelqu’un allait bientôt déboucher juste devant le commissariat. Je tentai aussitôt de siffler l’air convenu mais, sans doute à cause de ma nervosité, aucun son ne sortit de ma bouche à part le bruit de quelqu’un qui essaie d’éteindre des bougies sur un gâteau de fête en soufflant comme une locomotive. Et la vue du policier se dirigeant vers la porte ne fit rien pour arranger les choses. Je lâchai alors quelques toussotements, espérant que John m’entendrait et sans éveiller les soupçons du gendarme qui approchait. Et c’est là que je vis avec horreur que le drapeau n’était détaché que d’un côté et pendait à moitié sous le balcon. Mais à mon grand soulagement, le policier passa dessous sans relever la tête et entra dans l’édifice. 

Je vis alors John se relever, détacher l’autre côté du drapeau, le plier en toute vitesse et le fourrer sous sa chemise. Un long moment se passa ensuite alors que j’imaginais John, surpris par le gendarme et enfermé dans un cachot. Mais après cette interminable attente, il apparut soudain sur le trottoir et se dirigea comme si de rien n’était vers notre hôtel où j’allai le rejoindre aussitôt. « Merci, Pierre », me dit-il sarcastiquement, « d’avoir bien sifflé pour me prévenir de l’arrivée du gendarme;    j’allais détacher l’autre côté du drapeau quand je l’ai vu apparaitre et j’ai eu juste le temps de me cacher avant qu’il me voie ». Je lui expliquai la situation, ce qui le fit éclater de rire. Et c’est peu après qu’un beau drapeau français ornait le mur devant la classe de John alors qu’il racontait à ses élèves comment il l’avait détaché, en pleine nuit de tempête, de la pointe du mât du bateau sur lequel il travaillait juste avant son retour en classe. Ses élèves, qui le connaissaient bien, applaudirent à tout rompre devant cet exploit et devant la perspective de passer une autre année avec leur héros des mille et une aventures.

Pierre Calvé


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