LE COMMERCE TRIANGULAIRE, OUIDAH ET LE VAUDOU
La Porte de non retour, érigée sur la plage des départs définitifs.
Le mécanisme de la traite des noirs est bien connu. Il s'agissait d'une entreprise de nature commerciale, poursuivie par des compagnies privées (ou de grands monopoles), poursuivie avec l'assentiment et la bénédiction des gouvernements de l'époque et validée par les croyances du temps.
En quelques mots, les navires utilisés pour ce commerce très lucratif partaient d'Europe avec des marchandises diverses et, surtout, des armes. Ils arrivaient sur place, en Afrique de l'ouest ou en Afrique centrale, et débarquaient leur cargaison sur la côte. Ils embarquaient leur nouvelle cargaison et partaient vers leur destination, les plantations du Nouveau-Monde. Ils y débarquaient de nouveau leur cargaison et partaient vers l'Europe, chargés à plein de leur nouvelle cargaison, composée des produits agricoles générées par les dites plantations. Ce commerce a ainsi roulé pendant des décennies et des siècles, générant une grande prospérité pour presque tous les acteurs économiques impliqués. Des ports comme Nantes, en France, ainsi que beaucoup d'autres aux États-Unis ou en Europe occidentale, que ce soit au Portugal, au Royaume-Uni ou ailleurs, se sont ainsi enrichis grassement. Les compagnies privées et les grands monopoles commerciaux ont aussi bien profité de ce système économique, tout comme les propriétaires des plantations. En fait, les seuls acteurs à ne pas s'en tirer et à faire les frais de l'opération étaient ceux et celles qui composaient cette main d'oeuvre servile, amenés de force et obligés à travailler aussi durement que possible, sans autre forme de rémunération que le logement et la nourriture. Le tout était validé par les certitudes non-scientifiques de l'époque, à propos des noirs, de leur supposé animalité primaire, de leurs supposées faiblesses intellectuelles et de leurs supposées déficiences en matière de croyances, étant donné qu'ils ne connaissaient strictement rien du christianisme, cette religion supposément basée sur la charité et la compassion.
En Afrique même, ce commerce triangulaire se traduisait par une militarisation grandissante des royaumes les plus proches des côtes, une intensification des guerres tribales et une aggravation des difficultés économiques, celles-ci étant engendrées par la disparition d'une partie de la population agricole et son transfert très involontaire vers les Amériques.
Il faut souligner que des conditions assez semblables existaient sans doute de l'autre côté de l'Afrique, soit la partie bordant l'océan Indien, victime d'un assaut similaire, de la part des puissances musulmanes du Moyen-Orient. Cet esclavagisme était cependant différent, moins mercantile, puisque l'islam dominait (et domine encore) tout ce secteur et que populations musulmanes et non-musulmanes s'y côtoyaient (et s'y côtoient encore) sans heurts majeurs. L'influence arabe et persane est encore très perceptible à Zanzibar, aux Comores, à Mayotte, en Somalie et sur l'ensemble de l'aire linguistique du swahili.
Dans le cas du versant ouest de l'Afrique, les conséquences directes de l'esclavagisme ont été plus cruelles. Prenons le cas de la partie de la côte Atlantique qualifiée de "côte des esclaves" par les Européens de l'époque.. Le royaume du Dahomey, fondé par le peuple fon sur le plateau d'Abomey, en guerre chronique avec les royaumes yorubas de l'est et le peuple maxi du nord, a délibérément entrepris de se frayer un chemin vers la côte pour se donner un accès aux marchands européens, avalant successivement les royaumes d'Allada et de Ouidah (parfois orthographié Judah). Dans la ville même de Ouidah, se trouvaient trois forts (anglais, français et portugais) abritant et protégeant autrefois les marchands européens. Les prisonniers de guerre capturés y étaient dirigés et vendus, avant d'être amenés le long d'un sentier encore existant jusqu'à la plage, afin d'y être montés sur des chaloupes pour affronter la puissante barre de ce secteur et rejoindre ultimement les navires ancrés au large.
Ce n'est qu'aujourd'hui qu'une question inattendue m'est venue brusquement en tête. Je discutais avec Nana, un collègue originaire du Ghana voisin, et cette question est subitement apparue dans mon vieux crâne un peu trop lent. "Et les femmes vendues en esclavage et amenées par les mêmes bateaux, d'où provenaient-elles donc?"
La question m'a surpris et déconcerté. La réponse n'est pas évidente. Il est certain que ce n'étaient pas des captures de guerre (il y avait des femmes guerrières en Afrique, mais elles n'étaient pas très nombreuses - j'y reviendrai dans une autre chronique). Elles devaient donc provenir du royaume du Dahomey lui-même ou des royaumes avoisinants. Justement, à ce niveau, quelle pouvait être la meilleure source que le royaume tributaire de Ouidah, partie intégrante de l'empire politique fon? Des esclaves femmes de ce royaume seraient donc idéales pour accompagner les prisonniers de guerre issus des royaumes ennemis des Fons.
Cela expliquerait bien des choses, notamment en ce qui concerne Haïti, première république noire du monde, ses langues et ses religions.
À Haïti, le français n'est parlé que par une minorité de la population. De même, le catholicisme n'est pas le seul système de pensée existant dans ce pays. Il faut bien comprendre que les langues originelles et les religions traditionnelles ont été broyées dans le grand creuset des plantations françaises. Les hommes arrivaient de tribus différentes et les femmes ne parlaient pas leurs langues multiples. Les femmes, par contre, partageaient sans doute la même culture et la même religion traditionnelle (le voudun, encore existant à Ouidah). Pour communiquer entre eux et avec les employés des plantations, hommes et femmes devaient nécessairement employer le français, seule langue commune disponible. Ce français verbal et rudimentaire est peu à peu devenu le créole, lequel a continué d'évoluer pour devenir l'haïtien, un mélange syncrétique de langues africaines et du français. La langue haïtienne est ainsi devenue la toute première langue romane (ou latine) apparue dans l'hémisphère américain. C'est exceptionnel, puisque toutes les autres langues romanes, du portugais au roumain, sont apparues dans le sud de l'Europe et constituent un héritage du latin de l'Empire romain. L'haïtien constitue donc la première langue d'une seconde génération des langues romanes.
Pour ce qui est du voudun, tradition religieuse encore présente à Ouidah et commune aux femmes haïtiennes de l'époque des plantations, il est parvenu à survivre en terre américaine en devenant peu à peu le voudou moderne, incarnant du même coup l'esprit de résistance et de résilience du peuple haïtien, face à la cruauté du monde des plantations, en particulier, et face à l'empire colonial français, en général.
Il est piquant de noter que la France a tenté d'éradiquer le voudun de sa colonie du Dahomey en construisant une grande basilique en plein coeur de Ouidah. On y trouve encore aujourd'hui les tombeaux des premiers évêques catholiques de la colonie. En bout de ligne, la République française n'aura réussi à éliminer, ni le voudun, ni le voudou, ni le courage des femmes et des hommes originaires d'Afrique.
De même, la capacité de rebondir des peuples noirs du monde, tant en Afrique qu'hors d'Afrique, est demeurée intacte, malgré la colonisation et le racisme
Vive l'Afrique, le tout premier continent peuplé par l'espèce humaine, encore aujourd'hui le meilleur représentant des multiples facettes de l'Archipel humain... Pour ce qui est de l'avenir, en 2100, un tiers des humains vivront en Afrique noire. Cela fait rêver...
La basilique de Ouidah.
RépondreSupprimerTrès bon texte, très captivant!