KOKOM, KUKUM: MÊME COMBAT...

 


En 2019, un auteur québécois, Michel Jean, a publié un roman aux éditions Libre Expression, sous le titre de 'Kukum', c'est-à-dire 'grand-mère' dans la langue des Montagnais (Innus) du nord-est du Québec. Le livre a été bien accueilli par la critique et les lecteurs, se méritant même le prix littéraire France-Québec en 2020.

Essentiellement, le livre raconte l'histoire d'une orpheline canadienne-française vivant dans le secteur du lac Saint-Jean et s'unissant à un Montagnais de l'endroit, l'accompagnant dans tous ses déplacements dans les rivières qui arrivent du Nord, apprenant sa langue et sa culture, s'établissant dans la communauté de Pointe-Bleue (aujourd'hui mieux connue sous le nom de 'Mashteuiatsh'), une des nombreuses bandes innues qui occupent le territoire des régions administratives québécoises du Saguenay/Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord, ainsi que le secteur terre-neuvien du sud du Labrador.

À la toute fin du livre, elle fait un retour sur sa longue vie et parle avec grande affection de sa famille, cette famille qu'elle a engendré avec son conjoint et qu'elle guide maintenant grâce à l'expérience accumulée au fil des ans comme jeune fille, jeune femme, femme, puis mère et grand-mère. C'est alors qu'elle révèle aux lecteurs et lectrices qu'elle est maintenant kukum, soit grand-maman, en langue innue.

J'ai fait un saut en lisant ce passage, puis j'ai regardé rapidement le titre de la couverture du roman, que je n'avais même pas pris la peine de consulter. Ce livre m'avait été donné par ma fille aînée cet été, comme cadeau d'anniversaire. Elle était allée à une librairie et avait demandé à une vendeuse quels types de livres pourrait aimer son père. Elle ne savait pas trop ce que je pourrais préférer. ''Il est pro-Québec'', lui a-t-elle dit, selon ce qu'elle m'a dit plus tard (j'ai bien ri). La vendeuse lui a conseillé trois livres, dont Kukum, un bouquin que j'ai pris un peu trop machinalement, sans même regarder le titre, et qui m'avait tellement captivé que je l'avais tout lu d'une traite.

En voyant le mot kukum, donc, j'ai sursauté et, après avoir vérifié le titre, j'ai appelé ma fille aînée pour lui faire part d'une étrange coïncidence. Dix ans plus tôt, alors que je travaillait au journal La Gatineau, de Maniwaki, j'étais allé deux fois dans un petit hameau algonquin relevant de la bande de Lac-Rapide (aussi appelée  bande de Lac-Barrière), dans la réserve faunique de La Vérendrye, entre l'Abitibi et Montréal. Il y avait des troubles entre une partie de la bande et le conseil de bande, avec une scission de la communauté et la relocalisation forcée d'une cinquantaine de personnes au sud du Domaine, halte-routière installée sur la route 117, dans la réserve faunique. Pour le dire en quelques mots, la bande se scindaient en deux morceaux, opposant les Algonquins de la réserve indienne comme telle, sise sur une toute petite péninsule donnant sur le réservoir Cabonga, et des individus et groupes de la même bande, mais dispersés hors du territoire de la réserve indienne, sur l'ensemble du territoire de la réserve faunique.

Des Algonquins m'avaient alors emmené dans ce hameau, un des foyers de la dissidence, un regroupement d'une dizaine de cabanes assez sommaires, occupés par une cinquantaine de personnes, dont les deux tiers étaient en fait des enfants courant  tout partout , sans cesse (la communauté était alors - et continue d'être - en plein boum démographique, comme la plupart des bandes autochtones du Canada, d'ailleurs) Cet endroit est un lieu-dit qui n'apparaît sur aucune carte géographique du Québec et qui n'est accessible qu'en empruntant de mauvais chemins de terre, un hameau perché en pleine forêt, dans les confins forestiers de l'Abitibi et de l'Outaouais. À moins que je ne me trompe, seuls les Algonquins de la bande savent exactement comment s'y rendre.

Le nom de ce lieu quasi-inconnu des non-Algonquins est Kokomville, un mot hybride mêlant le mot algonquin kokom (grand-mère) et le mot français ville. La proximité des mots kokom (algonquin) et kukum (montagnais) est évidente, surtout si l'on songe qu'ils renvoient exactement au même concept. Cela souligne à quel point ces deux langues appartiennent à la même famlle linguistique, dite algonquienne, du nom des Algonquins eux-mêmes. Elle regroupe des nations réparties sur tout le centre et le nord-est du continent nord-américain (voir carte ci-bas). En ajoutant deux petites tribus situées en Californie, cette famille algonquienne prend le nom de famille algique.

Les Algonquins, vivant dans l'ouest du Québec (une dizaine de bandes en Abitibi, au Témiscamingue et en Outaouais) et dans l'est de l'Ontario (deux bandes), et les Montagnais (Québec et Terre-Neuve) figurent parmi les tout premiers peuples amérindiens à s'être alliés aux Français de Samuel de Champlain, le fondateur de l'Acadie et de la ville de Québec. Champlain les appelaient d'ailleurs 'Algoumequins', dans ses écrits. Ils l'ont guidé dans son exploration du golfe, de l'estuaire et du fleuve pourtant le nom de Saint-Laurent.

Entre les deux peuples, se trouve le territoire des Attikamekw (un autre peuple algonquien, autrefois appelés Têtes-de-Boule par les Français, puis rebaptisés par les Québécois du nom d'Attikamèques), en Haute-Mauricie. Ils sont regroupés en trois bandes comptant aujourd'hui près de 8 000 personnes. Il serait intéressant de savoir comment les Attikamekw nomment les grands-mêres dans leur langue, dont l'aire géographique se trouve exactement entre les aires linguistiques des Algonquins, à l'ouest, et des Montagnais, à l'est.

De même, il faut souligner que les Algonquins font partie d'un continuum linguistique avec des peuples algonquiens vivant plus à l'ouest, dont:

  1. les Nipissingues (autour du lac Nipissing, en Ontario),
  2. les Outaouais (appelés Ottawas en anglais et vivant sur l'île Manitoulin, au nord du lac des Hurons, en Ontario),
  3. les Mississaugas et, surtout,
  4. les Ojibways, les plus nombreux, avec plus de 400 000 représentants dans de nombreuses communautés, dispersées sur un immense territoire, au nord de l'Ontario, dans les États américains du Wisconsin, du Michigan et du Minnesota, ainsi que dans plusieurs provinces des Prairies.

Tous ces gens se désignent eux-même du nom d'Anishinabés, en plusieurs déclinaisons (Anishnabeg, dans le cas des Algonquins de Kitigan-Zibi, au sud de Maniwaki). Leurs idiomes sont probablement des dialectes ou des variations d'une langue très ancienne, probablement formée quelque part à l'est de leur grande aire linguistique collective. Ces dialectes deviennent peu à peu des langues distinctes, de moins en moins intelligibles aux différents locuteurs de cette sous-famille. Encore ici, il serait intéressant de voir comment tous ces peuples désignent les grands-mères...

Est-ce que l'un des lecteurs ou une des lectrices de cette chronique aurait des renseignements là-dessus?


Aire linguistique des langues algonquiennes, incluant les langues anishinabés.






Commentaires

  1. Pour l'Atikamekw il semble que grand-mère soit kokom, voir ce lien ou Mme Ottawa a mis quelques mots dans cette langue : https://droitcivil.uottawa.ca/fr/nouvelles/eva-ottawa-depose-these-opikihawasowin
    Gaetane DeRome

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  2. Vous avez tout à fait raison, avec une déclinaison sous la forme 'kokominook', soit le cercle des grand-mères (ou matriarchie). On sait que les femmes (c'est-à-dire, plus exactement, des mères) iroquoises avaient le droit de démettre certains chefs qui faillissaient à leur devoir de défendre ou de promouvoir adéquatement les intérêts de leur nation / clan / famille. Cela démontre que la notion de matriarchie est présente aussi bien chez les peuples de type algonquien que chez les peuples de type iroquoien. Le mot kokom en attikamwekw confirme donc, s'il était nécessaire, la forte parenté linguistique des langues algonquines et montagnaises.

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