DE BUENOS AIRES À KIEV, EN PASSANT PAR BAGDAD...
Quelles formes prendront les relations entre l'Europe continentale et le monde russe, au cours des prochaines décennies: conflictuelles, inégales, pacifiques?
(Article basé sur une série de twitts publiés le 21 août, en réaction à un texte du journal britannique The Guardian sur la qualité des décisions prises par les autocraties et autres démocraties 'musclées'. Le texte en question est accessible ici: https://www.theguardian.com/world/2022/aug/21/lawrence-freedman-autocracies-tend-to-make-catastrophic-decisions-thats-the-case-with-putin )
L'exemple
des décisions prises par l'Argentine et l'Irak d'envahir respectivement
l'archipel britannique des Falklands et le Koweït est très pertinent et montre
le danger de mal lire ou mal interpréter les conséquences possibles de telles
décisions, au regard de la configuration des forces et des alliances en
présence au plan mondial et de leur évolution générale.
Il faut
toutefois mettre en lumière certaines distinctions entre les cas cités. Il est
ainsi possible de signaler des différences réelles et notables entre la Russie
contemporaine et un pays dominé à l'époque par une junte militaire (Argentine)
ou un autre se trouvant sous la houlette d'un autocrate régnant sans partage
(Irak).
L'État
russe a fonctionné pendant des siècles selon un système monarchique basé sur
des tsars se succédant de père en fils, un peu à l'image des différentes
dynasties de la monarchie anglaise ou de l'ancienne monarchie française. Le
XIXe siècle a entraîné des réformes, puis la révolution bolchévique de 1917 a
amené la création d'un système différent, moins autocratique et plus
démocratique. Ce gouvernement était moins centralisé, plus collectif, composé
de différents organes et instances ayant des rôles bien définis. L'ensemble
fonctionnait cependant sous la houlette d'un régime de parti unique, sans alternance,
comme c'est encore le cas avec la Chine continentale, par exemple.
La Russie
actuelle, il faut le dire, est différente de l'ancienne Union soviétique.
Au-delà de l'abandon d'un système économique entièrement dirigé d'en haut et
contrôlé directement par l'État, le gouvernement russe actuel, post-1991, peut
être qualifié de démocratie embryonnaire, inachevée, en devenir, un chantier en
cours de construction. L'idéal démocratique est plus ou moins bien compris ou
saisi par une société russe peu habituée à avoir son mot à dire,
particulièrement au niveau des générations plus âgées.
Contrairement
à ce que l'on pourrait être porté à penser, le régime de parti unique n'existe
plus en Russie et une demi-douzaine de formations politiques y opèrent en toute
légalité présentement. Aussi surprenant que cela puisse paraître, rien n'oblige
les Russes à voter pour tel ou tel parti à chaque élection générale. Si le
parti de M. Poutine, teinté d'une forte dose de nationalisme, a été réélu
jusqu'ici, c'est en bonne partie et tout simplement parce qu'il reflète les
valeurs et les aspirations de larges pans de la société russe et, aussi,
possiblement surtout, parce que les efforts de redressement économique
entrepris depuis l'effondrement du régime soviétique ont été réels, amenant des
impacts positifs.
Le seul
fait que la production de blé se porte bien est un indice significatif en soi,
en plus d'être très symbolique. Il faut se rappeler la situation embarrassante
de l'Union soviétique lors de la Guerre froide, incapable de nourrir
adéquatement son peuple et obligée d'importer des millions de tonnes de cette
céréale lors de la Guerre froide. La Fédération russe, de nos jours, la guerre
ukrainienne l'a bien révélé, est devenue un important exportateur mondial de
cette denrée, soulignant les performances à la hausse de l'activité agricole,
peu prestigieuse aux yeux du grand public mais fondamentale et incontournable
au plan économique. C'est un signe tangible qui souligne et démontre la réalité
des progrès réels accomplis au fil des décades et ce, même si la taille globale
de l'économie russe reste encore très modeste et dépendante de l'industrie
gazière et pétrolière.
Tout cela
peut expliquer les Russes ont choisi, volontairement et délibérément, de
reporter le parti de M. Poutine (Russie Unie) au pouvoir pendant
plusieurs mandats: dans l'ensemble, malgré des mouvements d'opposition vocaux
et vigoureux, surtout chez les plus jeunes, une bonne partie des Russes en
étaient plutôt satisfaits, du moins jusqu'à maintenant. Ceux qui ne l'étaient
pas avaient toujours la possibilité de recourir à d'autres forces présentes sur
la scène politique russe, dont quelques partis animés d'un nationalisme assez
semblable à celui que manifeste le parti au pouvoir. On compte aussi l'ancien
parti communiste, jouant le rôle d'opposition principale. Il y avait aussi le
parti de M. Navalny, particulièrement actif et écouté, mais aujourd'hui dissous
légalement, tant il était redouté. Il va de soi que, si ce parti a été
démantelé, c'était à cause de son caractère particulièrement incisif, braquant
les projecteurs sur la corruption d'un système dominé par des oligarques privés
avides de soutien public à tout prix. Il représentait donc une menace immédiate
aux yeux du pouvoir. M. Navalny, emprisonné suite à un procès d'opérette, après
avoir survécu à deux attentats, reste cependant une option très crédible pour
la suite des choses. Cette carte n'est pas encore jouée, d'autant plus que très
peu de Russes croiraient à un suicide de sa part s'il était subitement
découvert pendu dans un quelconque cachot. La crainte qu'il ne devienne un
martyr est peut-être sa plus grande chance de survie.
L'invasion
de l'Ukraine, sans planifiée de longue date (le livre sur les peuples russes
qu'a écrit -ou fait écrire- M. Poutine suggère qu'il ne s'agit pas un coup de
tête subit mais bel et bien l'aboutissement d'une longue réflexion) était très
probablement destinée à devenir le dernier chapitre de la carrière politique du
président russe, avant son départ à la retraite. Il s'agit de son chant du
cygne, en quelque sorte, le projet qui, dans son esprit, devait servir à
marquer le couronnement de son passage à la tête de l'État, un genre de quitte
ou double visant à imprimer durablement le mérite du président dans l'opinion
et la mémoire collective de son peuple.
L'issue du
conflit ukrainien reste pendante. M. Poutine a visiblement cru possible de
décapiter rapidement l'État ukrainien, en l'espace de quelques jours ou de
quelques semaines, tout en sous-estimant la résilience et la résistance de ce
pays et les réactions du monde occidental en général. Il est bien trop tôt pour
évaluer avec certitude les conséquences éventuelles de cette guerre qui se
poursuit sur la vie politique russe.
Quelle que
soit l'issue du conflit, le départ du président ouvrirait la voie à une lutte
pour le pouvoir où l'actuel parti gouvernemental n'aurait pas nécessairement le
dernier mot. Cela initierait une nouvelle étape dans le cheminement du peu
russe sur le chemin de la démocratie, avec une alternance dans la vie des
partis qui, de potentielle, deviendrait effective. Il s'agirait d'une nouveauté
pour une société habituée depuis des siècles à des formes plus rigides de
pouvoir.
La Russie,
loin d'être une dictature militaire, bornée et agressive par essence, peut être
comparée à une démocratie hésitante, balbutiante et tremblotante, tel un enfant
qui apprend à marcher et ce, lentement, péniblement, avec tous les aléas que
cela présuppose. Il est toujours préférable de prendre avec un gros grain de
sel les affirmations souvent péremptoires d'une presse pompée par la propagande
occidentale, plus précisément anglo-saxonne, portée à des raccourcis
acrobatiques et des conclusions faciles.
La Russie
est, depuis toujours, la voisine du monde européen, immense et mal comprise.
Elle n'est pas nécessairement un épouvantail à moineaux, ni l'ennemie jurée de
l'Europe, dans le droit fil d'une mentalité 'guerre-froidienne' qui a eu cours
pendant des décennies et, dont la pertinence est de plus en plus discutable.
L'Europe continentale unifiée, dans le siècle actuel, est bien plus peuplée
démographiquement, plus riche économiquement et plus puissante militairement
que le monde russe. Dans la réalité actuelle, elle n'a guère à craindre d'une
invasion, pour tout dire, et a tout à gagner à entretenir des rapports moins
conflictuels et plus harmonieux.
L'après-guerre
ukrainienne permettra de faire le point sur l'articulation entre le monde
européen et le monde russe, plus précisément entre l'Europe occidentale et
centrale qui constituent l'Union européenne, d'une part, et une autre Europe,
extrême-orientale celle-là, se prolongeant vers l'est jusqu'à atteindre le
Pacifique, d'autre part. Quelle sera la nature de leurs interactions? Quelles
en seront les conséquences sur la vie politique des Slaves orientaux, qu'il
s'agisse des Biélorusses, des Ukrainiens et des Russes? Selon quels axes
s'orienteront leurs rapports politiques et économiques?
Lorsque les
armes se tairont, les Européens auront à dessiner la nouvelle Europe.
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Bonjour, tous les commentaires sont acceptés, dans la mesure où ils sont d'ordre professionnel. Insulteurs s'abstenir...