MIEUX VAUT UN ORIGNAL

 



Forêt de l'Aigle, vallée de la Gatineau, 29 juin 2024,


Cher journal intime,

Après une longue journée à courir les bois à gauche et à droite, surtout à l'extrême-gauche, en fait, c'est avec beaucoup de soulagement que je peux enfin prendre la plume pour confier mes pensées à toi, mon journal intime, mon ami fidèle, mon alter ego.

Plus le temps passe, plus je me réjouis de ma décision de vivre en accord avec mes convictions profondes, de me fondre dans la nature et d'en devenir un élément comme un autre. Quelle joie je ressent depuis le moment où mon idylle a commencé, avec Victor, cette grande brute poilue avec qui je partage tout. Oh là là. Il est devenu un autre moi-même, avec le temps, et nous faisons tout d'un commun accord, en nous concertant comme nous le pouvons. Il semble réellement tenir compte de mes grognements et de mes regards avant de se mettre à marcher de ce côté-ci ou de ce côté-là, moi à sa traîne, toujours prête à faire confiance à sa grande connaissance de la forêt où nous vivons maintenant, dans la partie occidentale de la vallée de la rivière Gatineau, ce grand cours d'eau qui se jette dans l'Outaouais, plus au sud.

Mieux vaut un orignal qu'un masculiniste obtus qui vit des profits de ses réseaux de prostitution, se moque des femmes, se pense plus intelligent qu'elles et se dévoue sans compter en faveur de ce patriarcat que j'exècre plus que tout. Mieux vaut un orignal qu'un grand idiot binarisé, genré, méprisant, condescendant et intransigeant. Mieux vaut un orignal qu'un homme, quel qu'il soit, puisque ce sont tous au fond des êtres répugnants et immondes, rêvant de salir les femmes, le féminisme et le matriarcat en général.

Avec Victor, je n'ai jamais eu de problème de ce genre. Il a toujours été muet au sujet du matriarcat, du patriarcat, des rapports homme/femme, du féminisme, du masculinisme et de l'oppression féminine que nous avons toutes eu à subir au cours des trois derniers millions d'années. C'est rafraîchissant. Oh là là. Il me fait beaucoup de bien.

Plus je pense du temps avec mon Victor, plus je suis contente d'avoir fait les bons choix. Mes enseignantes de sociologie de l'Université du Québec à Montréal seraient fières de moi. Après mes études, je me suis lancée dans la vie en me joignant à un couple à huit, la façon moderne de vivre l'amour de nos jours. C'était diversifié, équitable et inclusif. Il y avait un peu de tout, dans notre couple: des hommes, des femmes, des non binaires, un orignal et un robot sexuel équipé d'un super cerveau positronique à intelligence artificielle et de piles longues durée. Je n'en garde que de bons souvenirs. Nous partagions tout et étions fiers de vivre à l'avant-garde de la révolution matriarcale.

Nous avions fait le choix de ne pas avoir d'enfants, puisque les enfants, dans le fin fond, ce sont des êtres inutiles, nuisibles et détestables. Qui a besoin d'enfants? Quand ils sont tout petits, il faut changer leurs couches sans arrêt, s'inquiéter sans raison, se faire du mauvais sang sans bon sens, s'en occuper sans compter, même la nuit, ça n'en finit plus, quelle horreur! Oh là là. Ensuite, en grandissant, ils courent partout, disent des âneries, se plaignent tout le temps, coûtent une fortune, mangent comme des porcs, ne veulent pas se coucher de bonne heure, etc. Pire encore, une fois devenus adultes, ils récompensent leurs parents en les traitant d'une manière ingrate, peu amène et même carrément méchante, allant jusqu'à rêver de les fuir le plus rapidement possible. C'est pour tout ça que je ne veux pas avoir d'enfants. Avoir des enfants, ce n'est pas humain.

En y repensant, je me rends compte à quel point j'ai été heureuse de vivre dans mon couple à huit. Il suffisait d'un peu d'amour pour bien s'entendre, sans oublier beaucoup de nourriture végétarienne, de la patience et quelques fleurs pour égailler le grand appartement que nous avions, ainsi qu'un peu d'huile pour éviter que les articulations du robot ne finissent par se coïncer à la longue. Oh là là. Peu à peu, toutefois, je dois avouer que je me suis rendue compte que j'avais des atomes particulièrement crochus avec Victor et, après un certain temps, nous avons décidé de quitter nos amis et d'aller vivre dans son pays natal, ce que nous faisons depuis maintenant quelque mois. Quel bonheur nous avons!

Aujourd'hui, nous nous sommes promenés sur le territoire qui s'étend entre le site de l'ancien dépôt forestier de l'Aigle et le pavillon du Rollway Noir. Comme je suis végétarienne, je me suis facilement habituée à mon nouveau régime alimentaire. C'est un peu surprenant au début, mais il est possible de s'y faire avec le temps. Je m'inquiète un peu pour les nuits hivernales qui s'en viennent, dans quelques mois. Ces nuits peuvent être assez froides dans le coin, mais j'imagine que les couvertures que j'ai eu la présence d'esprit d'amener avec nous devraient suffir à assurer mon confort matériel. Dans le cas de Victor, ce n'est pas un problème, bien sûr.

Il m'arrive de m'ennuyer de Montréal, je ne peux le cacher. Il s'y trouvait beaucoup de gens bien, ouverts d'esprit, à la fine pointe du développement social, des gens dé-binarisés, dé-genrés, dé-socialisés et dé-concertants. J'étais bien avec eux, avec elles, avec ieusses et avec ielles. Oh là là. Nous avions les mêmes idées et les mêmes certitudes sur la vie en général.

Ici, en forêt, moi et Victor, nous sommes en communion avec la nature, mais je dois admettre qu'un peu de chaleur humaine me ferait du bien. Heureusement, nous nous entendons à merveille, mon poilu et moi. Victor, ce n'est pas n'importe qui. C'est même un être qui a beaucoup de mérite et, même, disons-le, un certain panache... En tout cas, ce n'est pas un homme traditionnel, c'est-à-dire un masculiniste monstrueux, hétéronormatif, matriarcophobe, féminoméprisant, genrobsédé, socialoconfusé ou métrosexuellement mélangé. Lui, il sait qui il est. C'est quelque chose qui me plaît beaucoup, c'est très bien comme ça. Je l'aime comme il est, mon gros poilu.

Moi, en fait, j'aime tout le monde, fin ou pas fin, humain ou pas humain. Les seuls êtres que je ne peux sentir et dont j'ai même un peu peur, en fait, ce sont les enfants. Ils représentent ce que je déteste le plus: les responsabilités, les contraintes, les obligations, bref tout ce qui vient brimer mon besoin de liberté totale et complète. Je veux vivre! Je ne suis pas une pondeuse! Je ne suis pas une femme soumise! Il n'est pas question que je me soumette à la génération suivante, que je me retrouve empêtrée dans des histoires de couches, d'allocations hebdomadaires, de cours de ballet, de devoirs à remettre à l'école, de petits copains et tout ça. Je ne veux pas de toutes ces folleries qui amènent inévitablement les femmes à devenir peu à peu les esclaves de la société.

Je veux ma liberté! Liberté! Liberté! Liberté!

Ne venez pas me faire chier avec vos histoires d'enfants, ne venez pas me dire à quel point il est bon de les entendre rire innocemment, d'entendre le bruit de leurs petits pas sur le plancher du haut, de les voir jouer avec abandon dans les manèges du parc, d'avoir le coeur serré lorsqu'ils pleurent et toutes les choses de ce genre. Je le dis et le redis: ne venez pas me faire chier avec vos enfants. Je n'en veux pas, je préfère mon Victor, ma grande brute qui ne parle pas, ne se plaint pas, ne discute pas, n'argumente pas et ne me regarde jamais de travers. Au moins, lui, il ne me prend pas pour une petite fofolle néo-féministe complètement décentrée, dégénérée, dépravée et déshumanisée.

Mieux vaut un orignal qu'un enfant. Là, c'est dit, c'est écrit et je ne reviendrai plus jamais sur le sujet. Je peux maintenant aller dormir à côté de ma grosse bête, ce Victor que j'adore plus que tout, avec lequel je compte vivre jusqu'à la fin de ma vie, libre et insoumise, dans le fin fond de la forêt de l'Aigle, cette partie peu connue mais si envoûtante du pays béni de la Haute-Gatineau, la partie qui est située plus précisément entre les localités de Cayamant, au sud, de Montcerf-Lytton, au nord, de Kitigan-Zibi, à l'est, et les vastes espaces forestiers du Pontiac, à l'ouest.

Vive la liberté! Longue vie à mon orignal! À bas les enfants!

Bonne nuit, cher journal intime.

R.

* * *


PLUS:  @charles.millar3 (X-Twitter)



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